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31 décembre 2022

Les heureux accidents de l'Inconscient Artificiel

Ce texte est celui d'une présentation donnée en août 2022 à la conférence de recherche VSAC, dans un symposium intitulé "Réalités inattendues : comment l'incertitude et l'imperfection influencent la perception et l'interprétation dans les études visuelles numériques" organisé par Darío Negueruela del Castillo, Eva Cetinić et Valentine Bernasconi.

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L'Intelligence Artificielle représente peut-être quelque chose d'entièrement nouveau : elle a beau être un "simple" outil, c'est un outil qui a forte personnalité, avec lequel il est nécessaire d'établir un dialogue.

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Naviguer dans l'infosphère

Pour l'instant, je vous conseillerais de prendre votre imperméable et un gilet de sauvetage, je vous embarque pour un voyage sur un océan très particulier : celui de l'échange et de la production d'informations. Nous pourrions, en suivant le cadrage du philosophe Kenneth E. Boulding, appeler cet océan "Infosphère". Cet océan, l'Infosphère, est constitué de tous les flux d'information, de communication, de données, de nos vies : non seulement les flux numériques – de nos téléphones et ordinateurs –, mais surtout les stimuli "naturels" – sons, images, paroles, odeurs...

Nos esprits font partie, et sont des agents, de cette Infosphère. Ils sont comme de petites îles, navigateurs expérimentés flottant sur ce vaste océan, qui traitent tous les stimuli arrivant de l'extérieur, et qui créent des idées abstraites et les communiquent aux autres.

Comment se déroule ce traitement ? Grâce à une forêt qui pousse sur toute l'île. Près du rivage, il y a une mangrove très étendue, qui filtre toute l'eau s'écoulant dans un sens ou dans l'autre, et qui protège la terre ferme des tempêtes. C'est notre inconscient cognitif (pour le neuroscientifique Lionel Naccache), ou "Système 1" (pour le psychologue Daniel Kahneman). Cette mangrove traite, de manière parallèle, les perceptions de nos sens, et choisit dans tous ces stimuli ce qui mérite d'atteindre les zones les plus profondes de la forêt : le visage d'un ami, ou la sonnerie du réveil-matin.

Sur la terre ferme, une zone beaucoup plus dense de la forêt pousse : un Bosquet Immanent. C'est là que se déroule le raisonnement le plus avancé : le "Système 2", la pensée consciente et réfléchie, qui nous permet d'effectuer des actions de haut niveau, comme planifier notre journée, prendre de grandes décisions ou trouver quoi dire dans une conférence universitaire – mais de manière séquentielle et moins efficace.

L'eau coule dans les deux sens, sur l'île qui pense : la mangrove ne se contente pas de filtrer le contenu qui entre, elle agit aussi. C'est elle qui maintient notre équilibre lorsque nous marchons, qui articule les mots avec notre bouche, qui attrape les objets que l'on nous lance.

Mais ce n'est même pas aussi hiérarchisé que je le présente ici : toute cette forêt, bosquet et mangrove, est un grand rhizome. Par exemple, les souvenirs sont de petits crabes, poissons, animaux, qui se cachent sous les racines de chaque arbre : le Système 2 a besoin du Système 1 pour retrouver leur trace, et se souvenir. Même ce qui semble "avancé" est en fait réalisé par la mangrove : mettre une idée abstraite en mots ; reconnaître des symboles, des lettres ; imaginer des objets, visualiser des lieux... La limite entre la mangrove et la terre ferme n'est jamais claire, variant au gré des marées.

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La montée des eaux dans les mers du cyberespace

Bien qu'ils naviguent dans l'Infosphère depuis longtemps, nos esprits sont désormais confrontés à une toute nouvelle mer : le Cyberespace. Ses flux sont constitués de quantités phénoménales de paquets de données, traduits en 0 et en 1. Et nous avons besoin d'appareils spéciaux pour accéder à ces flux-là : smartphones, ordinateurs, montres, réfrigérateurs connectés...

Les eaux du cyberespace n'ont cessé de monter depuis son ouverture, à la fin des années 80. Et sur cette mer, de nouveaux objets flottants sont apparus récemment : les Intelligences Artificielles. Elles sont en quelque sorte la concrétion des montagnes de données qui y sont échangées – et stockées –, et foment des Objets Flottants Non Identifiés. Sont-elles des îles, comme nos esprits ? Pas tout à fait. Mais elles imitent déjà assez bien ce que fait notre mangrove : reconnaître des visages ; imaginer des objets, des situations ; générer des phrases de manière automatique, mot après mot, comme dans l'écriture automatique surréaliste. Les IA font assurément partie de ce monde aquatique – d'ailleurs, n'avez-vous pas remarqué combien les images générées par les GAN sont "liquides" ? Aussi impressionnant que soit GPT3, il ne fait que répondre en articulant des fragments de connaissance de l'immense quantité de données qu'il a lu de manière approximative, en fabulant des histoires crédibles mais finalement peu imaginatives ou en menant des raisonnements souvent inattentifs, et faux dès lors qu'il n'a jamais rien vu de semblable – ce que sait très bien faire notre système 1 (avec suffisamment d'entraînement).

Cette montée des eaux pourraient menacer de nous noyer et de nous emporter, à jamais prisonnier⋅es du défilement infini de nos médias sociaux. La bonne nouvelle, c'est que notre mangrove est très douée pour une chose : prédire ce qui va suivre. Notre cerveau optimise constamment notre attention, afin de minimiser l'énergie dépensée dans le système 2 – un mode de pensée prudent, mais lent. Cela nous permet d'ignorer une grande partie de ce qui est trop banal, trop attendu.

Les entreprises l'ont compris, et elles ne font plus guère d'efforts pour attirer notre attention : les applications de médias sociaux sont faites pour être elles-mêmes liquides, fluides, sans obstacle, afin de nous maintenir dans cet état hypnotique où très peu d'événements inattendus se produisent ; afin de pouvoir souiller les eaux de nos mangroves avec les publicités qu'elles vendent.

J'ai remarqué tout cela, et pourtant, je continue à regarder régulièrement les médias sociaux. Pourquoi ? Au-delà de ces mécanismes, je crois que je m'intéresse rarement à une image en particulier, mais plutôt à ce que font certain⋅es artistes. J'aime les récits qu'iels construisent, le message qu'iels transmettent et la façon dont iels évoluent avec le temps. Je m'identifie à leurs œuvres, elles me touchent – ou pas. Mais il y a quelque chose au-delà de la technicité de leurs réalisations, et même au-delà de leur créativité, que j'apprécie. Un motif diffus, une personnalité, un message. Et qui manque le plus souvent à l'IA, du moins à l'état brut.

En fin de compte, c'est une question d'expression plus que de création. La machine n'a pas de désir, pas d'opinion sur le monde : c'est l'humain⋅e qui la fournit.

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Collaborer avec la machine

L'ordinateur, en effet, reste un outil. Et cela m'amène à mon argument principal : comment l'utiliser, pour créer des œuvres d'art (si possible) pleines de sens ?

Alors que les chercheur⋅ses cherchent principalement à créer des algorithmes capables d'imiter les humains, les artistes recherchent en général des outils qui les aident à accomplir des tâches plus spécifiques et qui leur permettent de poursuivre et d'étendre leur propre pratique.

De tels outils sont de plus en plus courants et puissants. Comme ils sont nouveaux, ils ont été peu étudiés jusqu'à présent. Pourtant, certaines analyses intéressantes apparaissent maintenant, comme "The Great Fiction of AI" publié en juillet dans The Verge.

Dans cet article, l'IA est décrite par une écrivaine qui l'utilise comme "une [collaboratrice] folle, complètement à côté de la plaque, [...] qui lance toutes sortes d'idées, qui ne se fatigue jamais, qui est toujours là." Avec l'IA, il lui est devenu beaucoup plus facile d'écrire des descriptions complexes et de créer des atmosphères. Mais elle s'est ensuite rendu compte qu'à trop s'y fier, elle perdait la trace du résultat global : elle était tellement séduite par les suggestions de la machine, concentrée sur "ce qui va suivre", qu'elle perdait de vue l'œuvre d'ensemble.

Cela esquisse une première règle pour une collaboration fructueuse avec l'IA : il faut savoir où l'on va, fixer ses attentes, pour pouvoir construire un travail cohérent et riche de sens.

Mais ce que décrit cet article n'est pas exactement ce que je cherche à faire. Je n'utilise pas seulement la machine comme une aide pour construire mes récits : je veux questionner la machine elle-même. J'ai besoin d'examiner ce que l'IA suggère pour ce que cela représente. Je veux comprendre comment ces mangroves artificielles se comportent, et ce qu'elles nous apprennent sur les nôtres.

Pour cela, je dois rester ouvert. Remarquer les motifs qui émergent et comment ils sont liés à ce que je cherchais – ou pas. Voir au-delà, quelles portes la machine ouvre, où elles pourraient mener, en quoi ces chemins diffèrent de mes prévisions.

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La cueillette des heureux accidents

Bob Ross, un célèbre professeur américain de peinture à la télévision, disait "il n'y a pas d'erreur ; seulement d'heureux accidents". Voilà ce que je cherche : les heureux accidents de la machine. Je veux être surpris, mais pas trop – quand tout est un signal inattendu, ce n'est plus que du bruit.

Pour faire face à un autre Inconscient, il faut ouvrir le sien. Et je veux que le spectateur en fasse aussi l'expérience. J'avance sur un étroit chemin aux frontières de la folie machinique, presque en transe, qui doit me coûter quelque chose. Il requiert toute mon attention, car je dois constamment évaluer si la proposition de la machine semble prometteuse ou non. Ce qui est surprenant, ce qui ne l'est pas.

J'ai dit plus tôt que l'IA manquait de personnalité : ce n'est pas si vrai. En fait, elle en a de nombreuses, mais elles ne peuvent émerger que si vous leur laisser la possibilité. Les projets commerciaux tels que GPT3 ou DALL-E d'OpenAI sont réticents à l'idée de lui laisser faire : ils imposent des restrictions techniques, des mesures de contention, pour l'empêcher de générer de mauvaises choses – que ce soient des images sexuelles, violentes ou dénuées de sens. Il n'y a pas de surprise sans risque ; on ne trouve pas d'heureux accident sans laisser la possibilité d'être déçu⋅e.

Je trouve donc plus facile de travailler avec des réseaux plus petits qui peuvent fonctionner sur mon ordinateur, sans contrainte sur leur production. Mais cela se fait au prix d'une qualité inégale. C'est alors à l'artiste-curateur⋅ice de trouver les joyaux au milieu des nombreuses propositions, pour apporter de la cohérence et du sens.

De cette façon, il est possible de pousser l'IA dans ses retranchements. Explorer ses échecs, ce qu'elle ne sait ou ne comprend pas. Provoquer des bugs, des glitchs, qui révèlent les processus internes et ressemblent étrangement à nos propres hallucinations – assez pour nous faire ressentir du malaise, de l'inconfort.

Dans mon travail, plus précisément, je crée des récits dans lesquels je mêle toutes ces préoccupations. J'essaie d'explorer mes propres peurs et d'esquisser des futurs possibles, avec l'aide de l'altérité de la machine, comme dans les œuvres que vous pourrez voir sur ce site.

Je ne sais pas si je réussis vraiment à le faire, mais je veux utiliser l'IA comme un miroir de notre irrationalité. Je cherche à nous faire plonger dans cet état d'attention flottante à l'aide d'images qui évoquent plus qu'elles ne montrent. Je fais en sorte que la machine génère des œuvres que l'on ne peut voir qu'en lecture distante, comme les images qui illustrent mon texte. Des formes floues, étranges, avec des motifs ambigus mais aux multiples sens. Les résonances sont fortes quand les choses sont cachées.

Et c'est une longue quête, à l'ombres de forêts diverses, belles ou étranges, sur des mers agitées.

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